These civilian things are so weird (ft. Clara)

Cela faisait bientôt deux mois que Seth avait rejoint l’équipe des urgences du Hilton Hospital. Les choses se passaient plutôt bien, du moins dans les grandes lignes. Avec les patients, il n’avait rien à redire. Si ce fut déroutant de n’avoir à traiter que des urgences beaucoup plus soft que les conséquences d’un tir de mortier, il devait admettre que les gens s’avéraient beaucoup plus bavards. Et pour quelqu’un qui avait du bagout comme lui, ça venait compenser sa soif d’hémoglobine et de rafistolages militaires. Avec ses collègues, il était à l’aise. Il parlait davantage et ca se passait bien. Il ne ratait pas une occasion pour aider et donner un coup de main sur des cas de patients complexes. Les gens appréciaient son sang froid. En vérité, ses principales difficultés restaient sur les codes… les protocoles… et certains rituels très civils… de trucs avec lesquels il n’avait pas l’habitude. Désireux de ne pas trop faire de maladresse et de mettre toutes les chances de son côté, il se tourna comme toujours vers sa sœur aînée afin de grappiller quelques sages conseils. Pour l’occasion, il l’invita à venir chez lui.

Au programme, un petit apéritif et un repas ensemble. Ils pourraient peut-être regarder une série ou un film, en fonction de l’humeur. Après sa journée de travail, il retourna à son appartement. Situé au troisième étage et d’une superficie habitable de 70 mètres carrés, il était situé dans un immeuble plutôt animé. Loin d’être sensible au bruit, ça ne dérangeait pas son propriétaire. L’intérieur était minimaliste au possible, à la limite de l’appartement témoin. Sur les murs, pas de cadre, ni de décoration pour couvrir les zones de peinture blanche. Heureusement que le parquet beige clair était présent. Il ajoutait une touche de vie. Les quelques meubles étaient complètement dégagés. Rien ne traînait, hormis des cadres avec des photos de sa famille. L’endroit était propre, Seth y veillait. Même sa chambre était parfaitement rangé. Tout son linge tenait dans une commode. Chaque mètre cube était employé à bon escient. De façon utile et optimisée. On reconnaissait son côté militaire. Il n’eut pas grand chose à faire, en arrivant. Tout était nettoyé et impeccable. Il prit une douche, et se prépara, enfilant un t-shirt bleu clair avec un col en V et un short bleu marine arrivant à mi-cuisse. Il resta pieds nus. Il envoya un SMS à Clara pour lui dire qu’il devait passer un appel important et que la porte était ouverte, qu’elle n’hésite pas à entrer. Il se plaça ensuite sur le balcon, en branchant son kit mains libres et en s’allumant une clope. Il se hissa sur le petit muret donnant dans le vide pour s’y asseoir confortablement. Il ne voyait pas où était le problème. Il faisait ça tous les jours.

Il appela alors leur mère, histoire de lui donner des nouvelles. Ça durait toujours un petit moment leurs appels. En entendant sa voix, devenu si grave depuis le passage de son adolescence, maman Collins ne masqua pas sa réjouissance. Les minutes passèrent, entremêlées d’anecdotes, de rires. Seth avait l’ouïe fine, il entendit sa porte d’entrée s’ouvrir. Il salua donc sa mère et raccrocha :

- Hey toi ! Je suis sur le balcon, je finis ma clope !

C’était la troisième qu’il grillait sur les 40 dernières minutes. Il tourna légèrement la tête, les pieds balançant dans le vide, attendant avec impatience que sa soeur ne le rejoigne. Pour lui, tout était normal et sous contrôle.

- Comment tu vas ma soeur d’amour ?

- Que tu m’aimes bien ? Pfff… je sais que tu m’adores, oui ! N’ayons pas peur des mots ! En même temps, c’est normal, je suis un petit frère en or, pas vrai ?

Quand on connaissait Seth, on comprenait qu’il utilisait l’ironie et l’auto-dérision avec talent. L’humilité dictait sa ligne de conduite. Il était très rare qu’il se pavane et quand ça survenait, généralement ca s’accompagnait du même sourire de « petit con » qu’il mimait si bien. Il ne donnait jamais dans le spectacle et l’orgueil. Tout ça, très peu pour lui. Cela ne l’amenait pas à se dévaloriser non plus. Il connaissait ses forces, ses faiblesses. Il savait de quel bois il était fait mais nul besoin de le brailler à la cantonade. Et puis, il en apprenait tous les jours. A commencer par la vie civile à laquelle il n’était plus habitué. Sur ce point, sa soeur allait pouvoir l’aider. Elle lui expliquerait certains rituels à l’hôpital. Dans l’immédiat, elle était davantage focalisée sur sa cigarette, qu’elle dit sciemment tomber en contrebas. Seth fronça les sourcils. Oh, il n’était pas en colère. Il avait l’habitude de ce genre de taquinerie et Clara détestait le voir fumer. Elle pensait à sa santé et c’était mignon comme tout. Il savait que sa mauvaise habitude était mauvaise pour sa santé et ce même avec son activité physique régulière et son régime alimentaire équilibré. Ça restait plus fort que tout. Il avait essayé d’arrêter mais l’envie de s’en griller une prenait le dessus au point de lui en brûler les doigts. Alors à la place, il avait réduit la quantité, ce qui consistait en une bonne première étape. Il eut un regard mi-amusé, mi-tendre à l’égard de sa soeur, qui se transforma en des yeux de cocker battu. Sur un ton faussement plaintif, il lui dit :

- Ce n’est pas très gentil…

Une fois de plus, il fallait voir ça comme de l’humour. Il se mit debout sur le muret et il se laissa tomber sur le balcon avec agilité. Il avait toujours été casse-cou, avec ce fort besoin d’être actif, de se sentir vivant. Il ne se privait pas de faire le fou, de temps en temps. Comme là sur ce muret, à plusieurs mètres de hauteur. La moindre erreur aurait pu le précipiter dans le vide. Et si cela paraissait inconscient d’un point de vue extérieur, il savait exactement ce qu’il faisait. Il connaissait son corps et son adresse ne le quittait jamais. La seule fois où il s’était fait mal, ce ne fut pas de sa faute mais de celle d’une autre personne. Un accident qui lui avait coûté des mois d’hospitalisation de rééducation et sa carrière militaire. Au moins vivait-il toujours. C’était ainsi qu’il tournait les choses. Positiver même dans les situations difficiles, pour ne pas sombrer dans une spirale infernale qui ne pouvait que le tirer vers le bas. Et alors qu’il venait de toucher terre, il enlaça sa soeur. Avec son corps sec et musclé, il l’entoura de ses bras, en douceur, comme pour leur créer un cocon. Elle était, de loin, la personne qui lui avait manqué sur le champ de bataille. Avant chaque phase de sommeil, il pensait à elle. Il espérait qu’elle aille bien, qu’elle soit heureuse. Il savait que son absence et son accident avaient été deux sujets d’angoisse légitime. Il n’aimait pas qu’elle s’inquiète pour lui. Cela lui faisait toujours un pincement au cœur. Il n’aimait pas la faire souffrir même indirectement.

- Ah oui ? A ce point ? Pour être honnête je suis bien content que tu sois là. J’aurais passé ma soirée tout seul, sinon… les collègues m’ont invité à un bowling l’autre jour. Ils appellent ça un afterwork. C’était un truc bizarre, j’ai décliné, je ne pense pas y être à ma place. J’ai fait quelques heures supplémentaires ce soir là. Je trouve ça décontractant de faire quelques sutures. Ça, je sais faire ! Mais rester seul dans un coin avec rien entre les mains pour m’occuper…

Ce n’était pas un secret, Seth avait du mal à gérer certains aspects de sa vie civile. Il ne comprenait pas certaines choses. Le concept même d’afterwork par exemple. Cela le laissait perplexe. Il ne savait ni à quoi ça servait, ni ce qu’il devait y faire. Et puis, le bowling, ça n’était pas son truc. Il passait son tour. A choisir, il préférait un karting même si ça n’était pas le même budget. Mais du coup, ça impliquait aussi de passer la soirée seul dans une voiture… pas idéal pour socialiser. Il ne fallait pourtant pas grand chose, parce que Seth était un homme attachant, sympathique, qui n’avait pas toutes les peines du monde à se faire des amis. Il gardait quand même une certaine réserve malgré tout. Il savait qu’il était un peu l’intrus à l’hôpital, l’ovni. Parfois il avait des réactions qui reflétaient ses attitudes militaires. Toujours à l’heure, a la seconde près. Un brin expéditif dans certaines situations, comme l’autre jour avec cette petite fille prise en otage par ses parents, se disputant sur le fait de savoir s’il fallait ou non lui faire une prise de sang. Il n’avait pas cherché à comprendre et alors qu’il avait rempli son dernier tube en rassurant la petite, le père et la mère lui tombèrent dessus. Et alors qu’ils se chamaillaient quelques instants plus tôt, les voilà d’accord pour porter l’affaire sur le bureau du directeur de l’hôpital. Seth eut droit à une convocation où il s’expliqua sobrement. Ne pouvant tirer une décision intelligible et efficace des adultes, il avait fait son devoir : faire un examen sanguin pour démontrer que la petite avait attrapé un parasite lors du voyage familial en Afrique, ce qui permettrait de la traiter et de la maintenir en vie. Sur la base de ce diagnostic, le service juridique n’eut aucun mal à mettre fin à la polémique, mais Seth gardait un léger goût amer en bouche. Il s’était fait reprocher de ne pas avoir pris le temps de calmer les parents en leur expliquant son raisonnement encore et encore. Les palabres ça n’était pas son truc. Sur le champ de bataille, chaque seconde perdue bêtement pouvait avoir de graves conséquences. Oui, mais voilà : il n’était plus à la guerre. Il y avait des papiers… des décharges… des règles par toujours très bien ficelées. Il était là pour soigner des civils. Pas des soldats…

- Je te vois venir toi… j’ai eu un date mais il se trouve que Madame était… ben je ne sais pas comment le dire… elle avait les parties génitales d’un Monsieur. C’était un peu surprenant… alors, ben on en est resté là. J’ai rien contre les trans… disons que j’aurais aimé en être averti et ne pas découvrir ça dans la voiture… bref ! Pas de date depuis ! En fait, j’étais au téléphone avec maman. Elle m’a dit de te passer le bonjour et de te dire que tu lui manquais. Elle voudrait que je lui envoie une photo. De nous deux… mais bon, la photographie c’est pas mon truc. Ça t’embêterait de faire le cliché ?

- Je les connais un peu mes collègues. Je veux dire, je les ai observés, je sais à peu près quelle personnalité ils ont. Et comment il travaille. Je crois que c’est réciproque, ils ont compris ce qui me plaisait et me le laisse volontiers.

Là-dessus, Seth avait été particulièrement ouvert et avenant, prenant régulièrement les devants pour s’occuper des tâches sur lesquelles il sentait ses collègues en difficulté. Cela venait naturellement sans qu’il n’ait besoin de forcer le trait. Et il avait aussi découvert le principe des pauses café, où tout le monde finissait par papoter avec sa tasse vide. Parfois, il avait l’impression d’être un extraterrestre, lui qui enchaînait les heures de boulot sans s’arrêter et sans s’en plaindre. On lui sommait d’y aller plus cool. Voilà un ordre bien difficile à respecter. Et finalement, s’il éprouvait quelques difficultés à s’adapter, il était globalement bien accueilli. Clara avait toutefois raison, comme toujours. Ca ne ferait pas de mal de mieux connaître ses collègues, de passer un moment agréable entre eux. Il croisa son regard. Dans ses yeux, transparaissait un peu d’appréhension. Il existait quelques sujets sur lesquels il restait encore un jeune en manque de confiance. Il n’avait pas besoin de le dire clairement pour que cela soit visible. Il hocha doucement la tête, et répondit avec un ton sérieux, fondamentalement honnête :

- Je vais y réfléchir… mais si ça ne se passe pas bien ? J’ai déjà eu à gérer une bagarre à l’armée. Nous avons réglé ça par trois/quatre coups de poing et tout est rentré dans l’ordre ensuite… la page était tournée. Ces afterwork, si ça ne se passe pas comme prévu, le boulot va s’en ressentir non ? Si je fais perdre l’équipe au bowling par exemple ? Ça risque de ne pas trop favoriser l’entente justement…

Peut-être voyait-il le pire parce qu’il l’avait vécu ? Dans le vie civile, ce n’était pas les armes ou la force qui permettait de résoudre les situations. Ayant vécu un moment dans un milieu où le conflit et la violence formaient son quotidien, il en avait presque oublié que 90% des gens aspiraient à la paix et se montraient diplomates. Pourtant, il ne réalisait pas encore tout ça. Il acceptait difficilement les taquineries de ses collègues, trop habitués au respect militaire et aux attitudes très premier degré. Il pouvait partir au quart de tour si on le cherchait un peu trop. Clara restait la personne capable de le rassurer et de le conseiller. La guerre laissait des traces. Et si Seth n’en parlait pas, ce n’était pas pour cacher des choses mais plutôt pour ne pas se laisser bouffer intérieurement, au risque de perdre pied. Il se doutait que sa soeur n’était pas dupe et qu’elle voyait ses fragilités. Il ressentait de la gratitude à son égard parce qu’elle ne cherchait jamais à le piéger et à le pousser dans ses retranchements. Comme elle avait évoqué d’éventuelles personnes en vue, il poursuivit, avec cette petite lueur dans les yeux qui témoignait de son intérêt sentimental naissant.

- Il y a Mandy. Elle est réceptionniste. Elle est marrante, je l’aime bien. Et si je suis honnête, je te dirais qu’elle est mon genre. Déterminée et cultivée… elle est bosseuse. Elle veut devenir actrice. Je pense qu’elle le sera. Elle a du potentiel. J’apprécie nos conversations. Mais je pense qu’elle a quelqu’un ou qu’elle n’est pas intéressée et je respecte ça. C’est quoi ton truc là ? Des sites de rencontre ? J’ai jamais utilisé ça.

Seth n’était ni prude, ni sage. Il n’utilisait pas d’applications et n’en avait que vaguement entendu parler. Il fallait cependant replacer les événements dans leur contexte. Seth évitait les réseaux sociaux, parce qu’il considérait perdre son temps. Son téléphone, il l’utilisait pour appeler, prendre des photos et envoyer des SMS. Parfois, il prenait des notes même s’il préférait utiliser son carnet. Comme sa soeur est évoquait son travail, il se fit enjoué.

- C’est top ! Le terrain me manque… parfois je m’ennuie… surtout quand c’est calme. Il peut ne pas se passer grand chose pendant une heure ! C’est long ! Et puis, tout à coup, bam, accident de la route, hémorragies, fractures, brûlures, AVC… c’est le rush… j’adore ces moments ! Je cours partout, je suture, je panse… je sauve des gens, je me sens vivant ! Parfois, je sais aussi qu’il n’y a rien à faire alors je lâche prise… la mort fait partie de l’existence. C’est ainsi. Mais contrairement à l’armée, je peux aider avec plus de moyens… j’ai de quoi éviter les souffrances inutiles. Et ça, je crois que ça gomme tous les défauts.

Sa reconversion était loin d’être simple. Il ne la remercierait jamais assez de l’avoir soutenu. Grâce à elle, il avait gardé son cap et avait cru en son potentiel. Jusqu’à intégrer l’hôpital, non sans qu’elle ne l’ait coaché pour qu’il réussisse son premier entretien d’embauche… en une vie ! Un grand moment de doute et de stress où leur relation s’était enfin plus renforcée. Ils parlaient généralement de beaucoup de sujets ensemble, même s’ils évitaient d’évoquer leur mère de façon trop prononcée. Clara et elle avaient envoyé du mal à communiquer. Il se retrouvait au milieu mais avait l’intelligence de ne prendre parti pour personne, se contentant d’être un trait d’union qui ne jugeait ni la rancœur, ni les conflits. Il donna de ses nouvelles, amusé :

- Oui, elle va bien ! Elle m’a parlé des rumeurs de voisinage, de ses derniers examens médicaux, qui sont bons, malgré un taux de cholestérol à surveiller pour moi, des chiens qui ont mangé ses rideaux… elle était en forme !

Elle avait aussi demandé comment se passait le travail et Seth n’avait pas voulu la faire s’inquiéter, lui mentant par omission en ne parlant pas de ses doutes pour sociabiliser. Photo faite, Seth se hata de l’envoyer.

- Merci, je lui envoie tout de suite, elle va être contente. Écoute, la chef m’a dit que si je ne prenais pas mes jours de repos, elle me les imposerait… alors, dis-moi quand tu es disponible et je les pose. On pourrait faire la surprise à maman et pour la soulager, l’emmener manger quelque part ?

Il proposait l’idée mais comme toujours, il restait ouvert à toute suggestion. Loin d’être du genre à procrastiner, Seth réglait sa vie à la minute près. Il demanda, en se dirigeant dans l’espace cuisine, ses pieds nus foulant le sol dans un petit bruit de pas léger. C’était toujours calme chez lui, on aurait entendu une mouche voler. Il allait mettre un peu de musique d’ambiance. Peut-être pousseraient-ils la chansonnette à un moment donné ?

- Qu’est-ce que je te sers ?